Biographie suite 4


En 1810, il se trouve seul ; mais la gloire est venue, et le sentiment de sa puissance. Il est dans le force de l'âge. Il se livre à son humeur violente et sauvage, sans se soucier de rien, sans égards au monde, aux conventions, aux jugements des autres.

Qu'a-t-il à craindre ou à ménager ? Plus d'amour et plus d'ambition. Sa force, voilà ce qui lui reste, la joie de sa force, et le besoin d'en user, presque d'en abuser. « La force, voilà la morale des hommes qui se distinguent du commun des hommes. » Il est retombé dans la négligence de sa mise ; et sa liberté de manières est devenue bien plus hardie qu'autrefois.

Il sait qu'il a le droit de tout dire, même aux plus grands. « Je ne reconnais pas d'autres signes de supériorité que la bonté », écrit-il le 17 juillet 1812 . Bettina Brentano, qui le vit alors, dit qu' « aucun empereur, aucun roi n'avait une telle conscience de sa force . Elle fut fascinée par sa puissance : « Lorsque je le vis pour la première fois, écrit-elle à Goethe, l'univers tout entier disparut pour moi. Beethoven me fit oublier le monde, et toi-même ô Goethe....

Je ne crois pas me tromper, en assurant que cet homme est de bien loin en avance sur la civilisation moderne. Goethe chercha à connaître Beethoven. Ils se rencontrèrent aux bains de Bohème, à Tœplitz, en 1812, et s'entendirent assez mal. Beethoven admirait passionnément le génie de Goethe ; mais son caractère était trop libre et trop violent pour s'accommoder de celui de Goethe. « Les poésies de Goethe me rendent heureux » , écrit-il à Bettina Brentano, le 19 février 1811.....

Peut-être que Thérèse de Brunswick était l'Immortelle Bien-Aimée...on ne le saura jamais......

Je ne sais pas si vous avez remarqué combien, malgré son éducation négligée, le goût littéraire de Beethoven était sûr. En dehors de Goethe, dont il a dit qu'il lui semblait « grand, majestueux, toujours en ré majeur », selon son expression... et au-dessus de Goethe, il aimait trois hommes : Homère, Plutarque et Shakespeare. D'Homère, il préférait l'Odyssée.

Il lisait continuellement Shakespeare dans la traduction allemande, et l'on sait avec quelle grandeur tragique il a traduit en musique Coriolan(ouverture que j'ai mis presque au début de mon récit) et la Tempête.(sonate pour piano que j'ai aussi mis quelque part dans mon récit)

Quant à Plutarque, il s'en nourrissait, comme les hommes de la Révolution. Brutus était son héros, ainsi qu'il fut celui de Michel Ange; il avait sa statuette dans sa chambre. Il aimait Platon, et rêvait d'établir sa République dans le monde entier. « Socrate et Jésus ont été mes modèles », a-t-il dit quelque part...

« Beethoven, disait Goethe à Zelter, est malheureusement une personnalité tout à fait indomptée ; il n'a sans doute pas tort de trouver le monde détestable ; mais ce n'est pas le moyen de le rendre agréable pour lui et pour les autres. Il faut l'excuser et le plaindre, car il est sourd. » Il ne fit rien dans la suite contre Beethoven, mais il ne fit rien pour lui : silence complet sur son oeuvre, et jusque sur son nom.

Au fond, il admirait, mais redoutait sa musique : elle le troublait ; il craignait qu'elle ne lui flt perdre le calme de l'âme, qu'il avait conquis au prix de tant de peines, et qui, contre l'opinion courante, ne lui était rien moins que naturel. Il ne l'avouait pas aux autres, ni peut-être à soi-même.

Une lettre du jeune Félix Mendelssohn, qui passa par Weimar en 1830, fait pénétrer innocemment dans les profondeurs de cette âme trouble et passionnée (leidenschaftlicher Sturm una Verworrenheit, comme Goethe disait lui-méme), qu'une intelligence puissante maltrisait.

« ... D'abord, écrit Mendelssohn, il ne voulait pas entendre parler de Beethoven ; mais il lui fallut en passer par là, et écouter le premier morceau de la Symphonie en ut mineur,( 5eme) qui le remua étrangement. Il n'en voulut rien laisser paraître, et se contenta de me dire : « Cela ne touche point, cela ne fait qu'étonner ». Au bout d'un certain temps, il reprit : « C'est grandiose, insensé; on dirait que la maison va s'écrouler ». Survint le dîner, pendant lequel il demeura tout pensif, jusqu'au moment où, retombant de nouveau sur Beethoven, il se mit à m'interroger, à m'examiner. Je vis bien que l'effet était produit.... »

De cette date sont les Septième (ma préférée qui est aussi dans mon récit bien sur ...) et Huitième Symphonies, écrites en quelques mois, à Tceplitz, en 1812 : l'Orgie du Rythme, et la Symphonie humoristique, les oeuvres où il s'est montré peut-être le plus au naturel, et, comme il disait, le plus « déboutonné » ( aufgeknoepft), avec ces transports de gaieté et de fureur, ces contrastes imprévus, ces saillies déconcertantes et grandioses, ces explosions titaniques qui plongeaient Goethe et Zelter dans l'effroi et faisaient dire de la Symphonie en la,(7eme) dans l'Allemagne du Nord, que c'était l'oeuvre d'un ivrogne.

D'un homme ivre, en effet,mais de force et de génie. « Je suis, a-t-il dit lui-même, je suis le Bacchus qui broie le délicieux nectar pour l'humanité. C'est moi qui donne aux hommes la divine frénésie de l'esprit. » Je ne sais si, comme l'a écrit Wagner, il a voulu peindre dans le finale de sa Symphonie une fête dionysiaque .

Je reconnais surtout dans cette fougueuse kermesse la marque de son hérédité flamande, de même que je retrouve son origine dans son audacieuse liberté de langage et de manières, qui détonne superbement dans le pays de la discipline et de l'obéissance. Nulle part plus de franchise et de libre puissance que dans la Symphonie en la... (7ème)... C'est une dépense folle d'énergies surhumaines, sans but, pour le plaisir, un plaisir de fleuve qui déborde et submerge.La plus belle et la plus grandiose folie de Beethoven....

Dans la Huitième Symphonie, la force est moins grandiose, mais plus étrange encore, et plus caractéristique de l'homme, mêlant la tragédie à la farce, et une vigueur herculéenne à des jeux et des caprices d'enfant ...

Il eut son heure de gloire au congrès de Vienne... « Je ne vous dis rien de nos monarques et de leurs monarchies », écrit-il à Kauka pendant le Congrès de Vienne. « Pour moi, l'empire de l'esprit est le plus cher de tous : c'est le premier de tous les royaumes temporels et spirituels. » (Mir ist das geistige Reich das Liebste, und der Oberste aller geistlichen und welilichen Monarchien.)

A cette heure de gloire succède la période la plus triste et la plus misérable de sa vie...

Vienne n'avait jamais été sympathique à Beethoven. Un génie fier et libre, comme le sien, ne pouvait se plaire dans cette ville factice, d'esprit mondain et médiocre, que Wagner a si durement marquée de son mépris ...

Grillparzer le violoniste a écrit que c'était un malheur d'être né Autrichien. Les grands compositeurs allemands de la fin du xix' siècle, qui ont vécu à Vienne, ont cruellement souffert de l'esprit de cette ville livrée au culte pharisien de Brahms... La vie de Bruckner y fut un long martyre... Itugo Wolf, qui se débattit furieusement, avant de succomber, a exprimé sur Vienne des jugements implacables....

Beethoven ne perdait aucune occasion de s'en éloigner ; et vers 1808, il avait songé sérieusement à quitter l'Autriche, pour venir à la cour de Jérôme Bonaparte,(le frère de Napoléon) roi de Westphalie . Mais Vienne était abondante en ressources musicales ; et il faut lui rendre cette justice, qu'il s'y trouva toujours de nobles riches contes et ducs et princes pour sentir la grandeur de Beethoven et pour épargner à leur patrie la honte de le perdre.