Biographie suite 5


En 1809, trois des plus riches seigneurs de Vienne : l'archiduc Rodolphe, élève de Beethoven, le prince Lobkowilz, et le prince Kinsky, s'étaient engagés à lui servir annuellement une pension de 4 000 florins, sous la seule condition qu'il resterait en Autriche : « Comme il est démontré, disaient-ils, que l'homme ne peut entièrement se vouer à son
art qu'à la condition d'être libre de tout souci matériel, et que ce n'est qu'alors qu'il peut produire ces oeuvres sublimes qui sont la gloire de l'art, les soussignés ont formé la résolution de mettre Ludwig van Beethoven à l'abri du besoin, et d'écarter ainsi les obstacles misérables qui pourraient s'opposer à l'essor de son génie. »

(Le roi Jérôme avait offert à Beethoven un traitement de six cents ducats d'or, sa vie durant, et une indemnité de voyage de cent cinquante ducats d'argent, contre l'unique engagement de jouer quelquefois devant lui, et de diriger ses concerts de musique de chambre, qui ne devaient être ni longs, ni fréquents.)

Malheureusement l'effet ne répondit pas aux promesses. Cette pension des nobles de Vienne fut toujours fort inexactement payée ; bientôt elle cessa tout à fait de l'être. Beethoven les cita en justice(eux ou leurs descendants) mais quelle incroyable perte de temps ...

Vienne avait d'ailleurs changé de caractère après le Congrès de 1814. La société était distraite de l'art par la politique, le goût musical gâté par l'italianisme, et la mode, tout à Rossini, traitait Beethoven de pédant ...

Le Tancrède de Rossini suffit à ébranler tout l'édifice de la musique allemande. Bauernfeld, cité par Ehrhard, note dans son Journal ce jugement qui circulait dans les salons de Vienne, en 1816 : « Mozart et Beethoven sont de vieux pédants ; la bêtise de l'époque précédente les goûtait ; c'est seulement depuis Rossini qu'on sait ce que c'est que la mélodie. Fidelio est une ordure ; on ne comprend pas qu'on se donne la peine d'aller s'y ennuyer. »

Beethoven donna son dernier concert, comme pianiste, en 1814.

Les amis et les protecteurs de Beethoven se dispersèrent ou moururent : le prince Kinsky en 1812, Lichnowsky en 1814, Lobkowitz en 1816. Rasumowsky, pour qui il avait écrit ses admirables quatuors, op. 59, donna son dernier concert en février 1815 et la même année, Beethoven se brouille avec Stephan von Breuning, son ami d'enfance, le frère d'Éléonore . Il est désormais seul : « Je n'ai point d'amis et je suis seul au monde », écrit-il dans ses notes de 1816....

En 1815, Beethoven perdit son frère Carl : « Il tenait beaucoup à la vie, autant que je perdrais volontiers la mienne », écrivait-il à Antonia Brentano.

En dehors de la surdité, sa santé empirait de jour en jour. Depuis octobre 1816, il était très malade d'un catarrhe inflammatoire. Pendant l'été de 1817, son médecin lui dit que c'était une maladie de poitrine. Dans l'hiver 1817-1818, il se tourmenta de cette soi-disant phtisie. Puis ce furent des rhumatismes aigus en 1820-1821, une jaunisse en 1821, une conjonctivite en 1823.... Beethoven écrit à Franz Brentano, le 12 novembre 1821 (en pleine composition de la Messe en ré : « Depuis l'année dernière jusqu'à maintenant, j'ai été toujours malade....

Maintenant, cela va mieux, Dieu merci, et il me semble que je puis vivre de nouveau pour mon art, ce qui à proprement parler n'est pas le cas, depuis deux ans, par manque de bonne santé, aussi bien que pour tant d'autres souffrances ».

L'automne de 1815, il n'a plus de relations que par écrit avec le reste des hommes. Le plus ancien cahier de conversation est de 1816... On connaît le douloureux récit de Schindler sur la représentation de Fidelio en 1822. « Beethoven demanda à diriger la répétition générale.... Dès le duetto du premier acte, il fut évident qu'il n'entendait rien de ce qui se passait sur la scène. Il retardait considérablement le mouvement; et, tandis que l'orchestre suivait son bâton, les chanteurs pressaient pour leur compte. Il s'ensuivit une confusion générale.

Le chef d'orchestre ordinaire, Umlauf, proposa un instant de repos, sans en donner la raison ; et, après quelques paroles échangées avec les chanteurs, on recommença. Le même désordre se produisit de nouveau. Il fallut faire une seconde pause.

L'impossibilité de continuer sous la direction de Beethoven était évidente; mais comment le lui faire comprendre? Personne n'avait le coeur de lui dire : < Retire-toi, pauvre malheureux, tu ne peux pas diriger >. Beethoven, inquiet, agité, se tournait à droite et à gauche, s'efforçait de lire dans l'expression des différentes physionomies, et de comprendre d'où venait l'obstacle : de tous côtés, le silence.

Tout à coup, il m'appela d'une façon impérieuse. Quand je fus près de lui, il me présenta son carnet et me fit signe d'écrire. Je traçai ces mots : « Je vous supplie de ne pas continuer; je vous expliquerai à la maison pourquoi ». D'un bond, il sauta dans le parterre, me criant : « Sortons vite! » Il courut d'un trait jusqu'à sa maison ; il entra et se laissa tomber inerte sur un divan, se couvrant le visage avec les deux mains ; il resta ainsi jusqu'à l'heure du repas.

A table, il ne fut pas possible d'en tirer une parole ; il conservait l'expression de l'abattement et de la douleur la plus profonde. Après dîner, quand je voulus le laisser, il me retint, m'exprimant le désir de ne pas rester seul. Au moment de nous séparer, il me pria de l'accompagner chez son médecin, qui avait une grande réputation pour les maladies de l'oreille....

Dans toute la suite de mes rapports avec Beethoven, je ne trouve pas un jour qui puisse se comparer à ce jour fatal de novembre.... Il avait été frappé au coeur, et, jusqu'au jour de sa mort, il vécut sous l'impression de cette terrible scène . »

Deux ans plus tard, le 7 mai 1824, dirigeant la Symphonie avec choeurs (ou plutôt, comme dit le programme, « prenant part à la direction du concert »), il n'entendait rien du fracas de toute la salle qui l'acclamait; il ne parvenait à s'en douter, que lorsqu'une des chanteuses, le prenant par la main, le tournait du côté du public, et qu'il voyait soudain les auditeurs debout, agitant leurs chapeaux, et battant des mains...

Un voyageur anglais, Russel, qui le vit au piano, vers 1825, dit que quand il voulait jouer doucement, les touches ne résonnaient pas, et que cela était saisissant de suivre dans ce silence l'émotion qui l'animait, sur sa figure et ses doigts crispés.

Muré en lui-même séparé du reste des hommes, il n'avait de consolation qu'en la nature. « Elle était sa seule confidente », dit Thérèse de Brunswick. Elle fut son refuge. Charles Neate, qui le connut en 1815, dit qu'il ne vit jamais personne qui aimât aussi parfaitement les fleurs, les nuages, la nature : il semblait en vivre. « Personne sur terre ne peut aimer la campagne autant que moi, écrit Beethoven.... J'aime un arbre plus qu'un homme.... »

Chaque jour, à Vienne, il faisait le tour des remparts. A la campagne, de l'aurore à la nuit, il se promenait seul, sans chapeau, sous le soleil, ou la pluie. « Tout-Puissant ! Dans les bois je suis heureux, heureux dans les bois où chaque arbre parle par toi. Dieu, quelle splendeur ! Dans ces forêts, sur les collines, c'est le calme, le calme pour te servir. »

Son inquiétude d'esprit y trouvait quelque répit ... Il était harcelé par les soucis d'argent. Il écrit en 1818: « Je suis presque réduit à la mendicité, et je suis forcé d'avoir l'air de ne pas manquer du nécessaire ». Et ailleurs : « La sonate op. 106 a été écrite dans des circonstances pressantes. C'est une dure chose de travailler pour se procurer du pain. » Spohr dit que souvent il ne pouvait sortir, à cause de ses souliers troués.

Il avait de fortes dettes envers ses éditeurs, et ses oeuvres ne lui rapportaient rien. La Messe en ré, mise en souscrïption,receuillit sept souscrïpteurs (dont pas un musicien) .... Il recevait à peine trente ou quarante ducats pour ses admirables sonates, dont chacune lui coûtait environ trois mois de travail...