Trump: Le naufrage de l'Amérique. (Forum)
Dans son livre paru mi-juillet, la nièce du président américain raconte qu'il est entouré depuis toujours de gens qui entretiennent ses illusions de grandeur et l'empêchent de voir la vérité en face.
Too Much and Never Enough, la mise en accusation dévastatrice par Mary Trump de la manière dont sa famille a créé«l'homme le plus dangereux du monde»,comme elle le qualifie dans son sous-titre, est paru le 14 juillet aux États-Unis [et sortira en octobre en France].
Comme elle l'avait prédit, sa publication coïncide avec un nombre de cas de Covid-19 qui bat tous les records, une économie fragileet un projet gouvernemental ni fait ni à faireprévoyant la réouverture des écoles cet automne, et ce à n'importe quel prix.
Santé mentale compromise
Vous avez sûrement déjà absorbé les plus croustillants détails de ses révélations familiales: Donald Trump a reluqué sa propre nièce en maillot de bain et cherché à remplir l'un de ses livres avec le palmarès des femmes «immondes»qui ont repoussé ses avances; Donald Trump a payé quelqu'un pour passer son examen d'entrée à la fac à sa place; Maryanne Trump Barry, juge à la cour d'appel fédérale à la retraite, a un jour qualifié son frère de «clown»dénué de principes; même enfant, Donald Trump était une méchante petite brute; Freddy Trump (le père de l'autrice) est mort seul à l'hôpital pendant que Donald était au cinéma.
Certes, ce sont des détails crus et inédits, mais ils n'ont rien de bien surprenant: le président est un menteur et un tricheur depuis toujours, soutenu par un père dont le besoin de réussir était aussi constant que celui de Donald Trump d'obtenir son approbation. Ce sera tout, merci.
Mais non, il y a autre chose. Ce qui est nouveau et surprenant, c'est que Mary Trump, qui est titulaire d'un doctorat en psychologie clinique, nous offre aussi un portrait détaillé du profond handicap de Trump: elle explique que les cinq critères cliniques du narcissisme se manifestent chez son oncle, tout en insistant sur le fait que ce diagnostic n'est que la partie émergée de l'iceberg psychologique –il souffre peut-être également de trouble de la personnalité antisociale, de sociopathie et/ou de trouble de la personnalité dépendante, ainsi que d'un trouble des apprentissages non diagnostiqué qui interfère avec sa capacité à traiter les informations.
Laissons aux experts de la santé mentale le soin de déterminer si tout ou partie de ces constatations est exact. Mais ce que Mary Trump ajoute indéniablement à l'interminable litanie littéraire qui égrène que «Trump ne va pas bien»ne se limite pas aux ragots familiaux ou aux diagnostics sur sa santé mentale.
Au fond, Too Much and Never Enoughpourrait être le premier livre qui énonce, dès ses premières pages, que le président est irrémédiablement abîmé puis, d'un œil clinique, s'attache à disséquer les autres: nous, les électeurs, les complices, les flatteurs, les parasites et les adorateurs. C'est en cela que le livre de Mary Trump est peut-être la contribution la plus durable à la pile chancelante de livres qui ont exposé trop peu et trop tard, tout en nous racontant ce que nous savions déjà.
Mary Trump commence en partant du principe qui est généralement la conclusion des autres analyses: Donald Trump est mortellement dangereux, étonnamment incohérent et ne se soucie de personne d'autre que lui. Et voici ce qu'elle cherche à savoir: mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez les gens qui l'entourent? Comme elle l'écrit dans son prologue, «très peu d'efforts ont été faits pour comprendre non seulement pourquoi il en est arrivé à devenir un tel personnage, mais comment il a constamment progressé dans la vie en allant d'un échec à l'autre et malgré son absence flagrante de compétences».
Abandon fondateur
En réalité, ce livre n'est pas tant à charge contre Donald Trump que contre celles et ceux qui lui ont permis d'en arriver à sa position actuelle et de s'y maintenir. Son exergue est une citation des Misérables, et ce n'est clairement pas à Donald John Trump qu'elle s'en prend: «Cette âme est pleine d'ombre, le péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui fait le péché, mais celui qui fait l'ombre.»
Mary Trump impute à son grand-père Fred Trump les pathologies de son oncle Donald, sans prétendre que ce dernier ait été la victime tragique de mauvais traitements. Elle accuse sa famille, qui l'a soutenu (et qui, il convient de le noter, est également sa famille à elle), puis, traçant des cercles concentriques qui vont toujours croissant, les médias qui n'ont pas su l'analyser, les banques qui ont prétendu qu'il était le génie financier qu'il n'est absolument pas, le Parti républicain et la «claque de fidèles»de la Maison-Blanche qui continuent de lui mentir et de mentir pour lui afin d'alimenter son insatiable ego et son aveuglement.
Même l'expression «trop et jamais assez»,le titre du livre, est peut-être délibérément empruntée au vocabulaire de l'addiction, et ce que Mary Trump décrit ici n'est pas simplement l'addiction de son oncle à l'adulation, à la célébrité, à l'argent et à la réussite, mais celle, incompréhensible, d'un pays –ou d'une partie de ce pays– à cet homme.
La plus grande partie de l'ouvrage se concentre sur l'histoire de l'abandon de Mary et de son frère Fritz par le reste du clan Trump. Leur père, Freddy, rejeton et homonyme du patriarche, avait échoué à endosser le rôle d'héritier modèle de l'empire immobilier du grand-père, tombant à la place dans un dramatique trou noir mêlant alcoolisme, maladie et désespoir.
Donald Trump, le petit frère de Freddy, a non seulement contribué à sa chute, mais il s'est même servi de sa tête comme d'un marchepied pour remplir l'espace vide qu'il laissait dans la succession de leur père.
Et tandis que les parents de Freddy et trois autres frères et sœurs modifiaient leur vie et leurs priorités pour graviter autour de Donald, Mary et son frère finirent par être évincés des testaments, de l'empire et de l'histoire familiale, comme si le clan se vengeait de ce qui était perçu comme la faiblesse et les échecs de leur père.
Protection coupable
Ces événements tragiques font de Mary, abandonnée par les soi-disant grandes personnes de son entourage quasiment depuis le berceau, quelqu'un de parfaitement placé pour expliquer et traduire ce qu'il est arrivé à des adultes très capables par ailleurs: sa tante Maryanne, juge fédérale compétente, les avocats et les comptables chargés d'exécuter les caprices de Donald et de masquer ses faillites, les lèche-bottes, les Républicains et les chrétiens évangéliques qui soutiennent inconditionnellement sa campagne et les hauts fonctionnaires qui peuplent désormais le Sénat, le Cabinet et le bureau Ovale.
Toutes ces personnes semblent jouir d'une santé mentale à peu près correcte. Et pourtant, toutes protègent Donald, au prix de véritables souffrances et de vraies pertes humaines, exactement comme lorsque le clan Trump avait ignoré la déchéance et la mort de Freddy. Le traumatisme d'enfance de Mary Trump est devenu celui de l'Amérique, et elle a vraiment envie de comprendre comment une telle chose a pu se reproduire.
Le passage qui a récolté le plus d'attention est probablement celui où Mary avance que Trump ne peut pas être soumis à des tests pour rechercher d'éventuelles pathologies car il est «dans l'aile ouest, interné de fait» et qu'il a été, en réalité, «interné pendant la plus grande partie de sa vie d'adulte. Il n'y a donc aucun moyen de savoir comment il réussirait, ou même s'il survivrait, tout seul dans le monde réel».
Il est assez inhabituel de lire ce genre de description de la Maison-Blanche, montrée ici comme une «cellule capitonnée très chère et bien gardée»,un moyen de protéger l'homme brisé qui l'habite plutôt que comme une plateforme d'où un dirigeant est susceptible de changer le monde. Et son ultime argument est que même un psychisme fracassé, protégé du monde réel, peut encore y causer d'irréparables dégâts.
Mais ses jugements les plus intéressants sont réservés à celles et ceux qui peuplent ces«institutions»,qui auraient pu sauver les États-Unis et ne l'ont indéniablement pas fait, et qui vont du noyau familial aux entreprises Trump en passant par les banquiers de New York et les élites puissantes, Bill Barr, Mike Pompeo et Jared Kushner. Tous ces individus savaient, et savent toujours, que le roi est nu, ce qui ne les empêche pas de consacrer leurs derniers lambeaux de dignité à louer avec effusion sa parure bordée d'hermine et son élégante couronne.