Northvolt et le BAPE les fonctionnaires se vident le coeur. (Forum)
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Northvolt et le BAPE : les fonctionnaires se vidaient le cœur sur Teams
« On essaie à tout prix de rendre le projet acceptable alors qu'il ne l'est pas. [...] Ce n'est pas transparent et c'est un peu croche. »
Benoit Charette, ministre de l'Environnement du Québec, en septembre 2024.
Benoit Charette, ministre de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs du Québec (MELCCFP), en septembre 2024
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
Thomas Gerbet (Consulter le profil)
Thomas Gerbet
Publié à 4 h 00 HAE
Des employés et des gestionnaires du ministère de l’Environnement du Québec impliqués dans l’analyse du projet de Northvolt n’aimaient pas du tout la gestion politique du dossier et ils s’en désolaient. De nouveaux courriels et clavardages déposés en preuve au tribunal montrent la pression qu’ils ont subie pour éviter l’examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) à l’entreprise, coûte que coûte.
Ces communications ont été obtenues par le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE), qui conteste devant la Cour supérieure plusieurs façons de faire du ministère dans l'analyse et l'autorisation de la méga-usine de batteries.
Le 1er novembre 2023, un mois après l’annonce du plus gros projet manufacturier de l’histoire du Québec, une cheffe d’équipe de la Direction générale de l’analyse et de l’expertise du ministère de l’Environnement discute sur la plateforme Teams avec son analyste en Montérégie : "On dirait qu’ils veulent être certains que ça ne passe pas aux ÉE." Les ÉE, ce sont les évaluations environnementales, le processus d’examen du BAPE.
Paolo Cerruti, Pierre Fitzgibbon, François Legault, Justin Trudeau, François-Philippe Champagne et Peter Carlsson, sur une scène, tiennent une batterie pour une photo.
Le 28 septembre 2023, lors de l'annonce du projet qui doit recevoir jusqu'à 7 milliards de dollars d'argent public.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Les fonctionnaires du ministère de l'Environnement ne sont pas satisfaits du dossier soumis par Northvolt; ils y voient "beaucoup de coins ronds". L’entreprise a demandé à commencer ses travaux le plus vite possible et le gouvernement Legault est bien décidé à lui permettre d’aller de l’avant, sans délai. Et sans délai, ça veut dire sans BAPE.
À plusieurs reprises dans les échanges, on comprend que les analystes du ministère sont sous pression pour agir vite.
- "J’aime tellement pas le gros aspect politique."
- "Oui, je comprends, on essaie à tout prix de rendre le projet acceptable alors qu’il ne l’est pas."
- "Il faut aussi faire comme si on ne savait pas une information qu’on sait. Ça, j’aime moins ça…"
- "Oui, tout à fait. Ce n’est pas transparent… et c'est un peu croche."
- "Et faut tout faire pour que le ministère ne paraisse pas mal."
Échange Teams déposé en preuve dans le cadre de la procédure judiciaire.
Échange Teams déposé en preuve dans le cadre de la procédure judiciaire
Photo : Radio-Canada / Thomas Gerbet
Les employés du ministère de l’Environnement sont déstabilisés : "J’ai failli devenir émotive, tantôt, j’espère que ça n’a pas trop paru", raconte une analyste dans le clavardage.
Approbation obligatoire
Le ministère avait identifié plusieurs risques environnementaux sur le gigantesque terrain acheté par Northvolt : des dizaines d’hectares de milieux humides protégés, des zones inondables, des cours d’eau, un impact sur la rivière Richelieu et, la "contrainte majeure" : la présence d’un oiseau menacé, le petit blongios.
Les fonctionnaires ont toutefois bien compris qu’un rejet du projet n’était pas acceptable. L’un d’eux écrit : "On ne peut pas refuser le projet."
La réalisation du projet est certaine, le but est de discuter pour arriver à faire la meilleure minimisation des impacts possible en les circonstances, de répondre aux questions du demandeur.
Une citation de Un chef d’équipe à la Direction régionale de l'analyse et de l'expertise de la Montérégie, dans un courriel du 13 juillet 2023
Radio-Canada avait déjà révélé que le ministère n'avait pas l'appui de ses fonctionnaires pour éviter à Northvolt un examen du BAPE à l’usine d’assemblage. Dans un rapport interne, ils recommandaient l'examen complet, au nom du « principe de précaution ».
Un BAPE permet d’analyser un projet dans son ensemble, pas seulement au niveau environnemental, mais aussi les impacts sociaux et économiques.
Le ministre de l’Environnement a déjà reconnu que les délais d’examen du BAPE (« 18 à 24 mois ») n’auraient pas permis à l’entreprise de réaliser son projet. Benoit Charette continue toutefois de clamer qu’il n’a pas aidé Northvolt à éviter le BAPE. (Nouvelle fenêtre)
Le terrain de Northvolt, vu du ciel, le 23 juillet 2024.
Le terrain de Northvolt, vu du ciel, le 23 juillet 2024.
Photo : Radio-Canada / Thomas Gerbet
Les preuves déposées au palais de justice de Montréal contiennent de nouvelles informations :
Le ministère avait songé à un examen du BAPE resserré en 11 mois qui aurait abouti à une autorisation dès l’été 2024, mais l’option n’a pas été retenue.
La nouvelle réglementation a été taillée sur mesure pour Northvolt.
La modification de trois règles a permis d’éviter le BAPE
Les nouvelles preuves révèlent que le ministère a modifié non pas un, ni deux, mais trois dispositions de la réglementation qui ont eu pour effet d’éviter l’examen du BAPE à Northvolt.
Le 4 mai 2023, dans un courriel, le directeur régional de la Montérégie du ministère de l’Environnement expose deux possibilités pour accommoder Northvolt et respecter son échéancier : soit "détourner la tête" ou modifier le seuil d'assujettissement au BAPE, au-delà des niveaux visés par le projet.
Courriel déposé en preuve dans le cadre de la procédure judiciaire.
Courriel déposé en preuve dans le cadre de la procédure judiciaire
Photo : Radio-Canada / Thomas Gerbet
Le même jour, par clavardage, le directeur régional et sa collègue analyste s’écrivent que ce n’est pas vraiment possible de répondre aux demandes de Northvolt, car "ils sont assujettis" au BAPE. "Assurément", répond le directeur, "on ne hausse pas le seuil" pour éviter l’examen long à l’entreprise.
Échange Teams déposé en preuve dans le cadre de la procédure judiciaire.
Échange Teams déposé en preuve dans le cadre de la procédure judiciaire
Photo : Radio-Canada / Thomas Gerbet
Northvolt prévoyait 56 000 tonnes par an pour la production de cathodes. Le seuil était de 50 000. La barre va être modifiée pour passer à 60 000 tonnes, en juillet 2023.
Mais ce n’est pas la seule modification qui va aider Northvolt.
Le 11 mai 2023, le bureau de la sous-ministre à l’Environnement explique au cabinet du ministre que le projet "serait vraisemblablement assujetti à la procédure d’évaluation environnementale [le BAPE]", parce que la production d’électrodes et de batteries dépasse de "beaucoup plus" le critère "de 100 000 tonnes par an de pièces automobiles".
Le projet dépasse les 30 GW/h pour la capacité de l’usine d’assemblage, ce qui est le seuil d'assujettissement.
Ces deux critères vont être carrément retirés de la réglementation en juillet 2023.
Le 24 septembre dernier, le ministre Benoit Charette a réitéré que les changements visaient à "adapter" cette réglementation à la filière batterie qui était nouvelle "pour permettre l’implantation de cette filière d’importance pour la décarbonation de notre économie".
Les avocats du CQDE demandent à la Cour supérieure de statuer sur la légalité de ces changements.
Geneviève Paul en entrevue Skype.
Geneviève Paul, directrice générale du Centre québécois du droit de l'environnement
Photo : Skype
Ce qui nous choque, c’est comment le gouvernement a proactivement cherché à contourner le BAPE en voulant faire tout ce qui est possible pour accélérer la mise en chantier du gigaprojet, alors même que des fonctionnaires rappelaient l’importance de procéder à une évaluation complète des impacts.
Une citation de Geneviève Paul, directrice générale du Centre québécois du droit de l’environnement
Seule l’usine de recyclage va être soumise à l’examen du BAPE. Il n’y a "pas d’enjeu pour l’entreprise", explique la sous-ministre dans son courriel, car Northvolt prévoit ce projet dans un second temps.
La sous-ministre envisageait une loi spéciale pour éviter le BAPE
Le jour de l’annonce en grande pompe du projet, le 28 septembre 2023, en présence de François Legault et de Justin Trudeau, la sous-ministre Marie-Josée Lizotte écrit au cabinet du ministre Benoit Charette qu'elle s’interroge encore quant à savoir si le projet doit être assujetti au BAPE, car "une activité de l’usine d’amorce de cathodes pourrait dépasser le seuil de fabrication de produits chimiques".
Elle émet l'hypothèse qu'il serait possible de faire passer "une loi pour désassujettir le projet", si jamais il n'était pas possible de respecter le calendrier de l'entreprise et que cela mettait en péril le projet.
La sous-ministre à l'Environnement, Marie-Josée Lizotte, en 2023.
La sous-ministre à l'Environnement, Marie-Josée Lizotte, en 2023.
Photo : Fédération québécoise des municipalités
La sous-ministre avoue par ailleurs, dans son courriel, que "le MELCCFP a peu d’informations sur l’ensemble des activités que Northvolt souhaite réaliser sur le site de l’usine".
Pourtant, à cette date, les fonctionnaires sont déjà en train de préparer l’autorisation du projet. Northvolt a déposé sa demande d’autorisation ministérielle le 6 septembre et l'analyse a commencé dès le lendemain.
Le ministère a, en effet, décidé d’étudier et d’approuver le projet morceau par morceau. D’abord la préparation du terrain, puis la construction de l’usine, puis l’impact sur la rivière, etc. Chaque fois, les fonctionnaires ignorent ce qui va leur être présenté à l’étape suivante.
La directrice de l’évaluation des projets industriels et miniers était pourtant défavorable au morcellement de l’analyse du projet. "La pratique est à décourager", avait-elle écrit, dans un courriel, à l'été 2023.
Travaux de déboisement pour préparer le terrain de Northvolt, en janvier 2024.
Travaux de déboisement pour préparer le terrain de Northvolt, en janvier 2024.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Le BAPE a donc été évité contre l’avis des fonctionnaires, tout comme le morcellement du projet s’est fait contre leur gré. Dans ce contexte, les analystes en sont réduits à espérer aller chercher le maximum de compensations de la part de Northvolt.
"S’il est vrai qu’on ne peut pas refuser le projet, on va au moins leur soutirer le maximum de sous possible", écrit un fonctionnaire dans Teams. L’entreprise suédoise a dû payer 4,7 millions de dollars de compensation pour la destruction des milieux humides.
Depuis l’annonce publique du projet, les fonctionnaires ressentent encore plus de pression. Le 14 novembre 2023, 100 spécialistes de la biodiversité de 10 universités signent une lettre ouverte (Nouvelle fenêtre) pour dénoncer que "la biodiversité passe encore une fois derrière l’économie et le climat".
"Ça m’a ébranlée, hier, de voir les signataires de cette lettre", écrit une analyste, le lendemain, dans Teams. Parmi les signataires, il y a "plein de mes anciens profs et camarades d’école". Elle ajoute : "Je suis mieux de ne pas les décevoir."
Les fonctionnaires vont finalement réussir à imposer à Northvolt de "créer, restaurer ou conserver des milieux naturels sur une superficie à déterminer, qui sera d'égale valeur écologique", tout cela dans "un seul milieu naturel de 30 à 50 hectares [...] à l'extérieur du site". L'entreprise a toutefois jusqu'à janvier 2027 pour déposer sa proposition au gouvernement, ce que conteste le CQDE.
Pas de réponses du ministère
Le ministère de l’Environnement n’a pas souhaité répondre aux questions de Radio-Canada.
"Les documents mentionnés dans votre demande ont été déposés à la Cour supérieure dans le cadre d’un processus judiciaire impliquant le gouvernement. À cet effet, par respect pour ce processus, le ministère n’émettra pas de commentaire à ce sujet", dit la porte-parole Ghizlane Behdaoui.
Par ailleurs, le procureur du Québec conteste la procédure intentée par le CQDE et a fait une demande de rejet partiel.
Northvolt a aussi limité ses commentaires, "étant donné que cette partie du dossier est actuellement devant les tribunaux". L’entreprise suédoise assure qu’elle a déposé sa première demande d’autorisation le 6 septembre 2023, "sur la base des dispositions réglementaires et des critères d’assujettissement applicables à cette date".
Laurent Therrien, porte-parole de Northvolt.
Laurent Therrien, porte-parole de Northvolt.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Northvolt a donc respecté l’ensemble du cadre juridique applicable, de même que les balises imposées par le ministère, et continue de s’y conformer. L’ensemble des documents permettant d’autoriser le projet sont publics et nous sommes convaincus que l’analyse qu’en fait le ministère est très rigoureuse.
Une citation de Laurent Therrien, directeur des communications et des affaires publiques, Northvolt Amérique du Nord
Le 16 novembre 2023, alors que l’analyse est toujours en cours, le ministre Benoit Charette s’est déclaré publiquement favorable au projet, évoquant un "beau projet" qui doit se réaliser "le plus rapidement possible".
Certains fonctionnaires s’en étaient offusqués à l'interne, avait déjà révélé Radio-Canada. L’un d’entre eux, employé au Bas-Saint-Laurent, avait envoyé une lettre à son ministre pour dénoncer « une commande politique ».
Lors de la réunion de crise qui avait suivi, en février dernier, avec tous les analystes du ministère, la sous-ministre Marie-Josée Lizotte avait parlé d'une "tempête médiatique" qu'elle trouvait "déplorable" et "injuste".